Après avoir successivement questionné le sujet des rôles et coopérations des institutions liées à la mémoire, qu’il s’agisse de musées ou de lieux de mémoire, puis les évolutions et changements que certains événements et demandes mémorielles afférentes ont amené dans la pratique archivistique, le troisième et dernier axe de la journée d’étude a porté sur la question de l’accès aux archives et son importance dans la construction des mémoires. Une manière de boucler la boucle, en somme : la journée, qui s’était ouverte sur la notion de partage des archives, chère à Philippe Artières, s’est achevée sur cette question de la finalité des archives – pourquoi les conserver si elles ne peuvent être consultées ?
Ce troisième axe, intitulé La décolonisation, de l’accès aux archives à la construction des mémoires, a été porté par deux intervenants qui, s’ils ont en commun leur formation chartiste, ont abordé leurs thématiques propres sous des angles différents.
Archives de l’insurrection, mémoires de 1947 : deux réalités inconciliables ?
Maxence Habran, élève à l’École nationale des Chartes, mène en parallèle de sa thèse d’école une thèse de doctorat à l’université Diderot-Paris VII sur les réseaux et mémoires de l’insurrection malgache de 1947. Son intervention, « Archives de l’insurrection, mémoires de 1947 : deux réalités inconciliables ? », s’est ouverte sur le constat que le cas malgache constitue un contre-exemple en matière de rapports entre écriture de l’histoire et construction des mémoires d’une part et accès aux archives « traditionnelles » (les archives papier institutionnelles) d’autre part. En effet, il a rappelé, dès son introduction, que la mémoire de l’insurrection a dû se construire sans ces dernières, à la fois inaccessibles du fait de leur rapatriement en France métropolitaine et de la méfiance qu’elles suscitent, entre suspicion de destructions volontaires ciblées, de falsification, et de doutes sur l’usage qu’en font les chercheurs.
La première partie de l’exposé a été consacrée à des rappels historiques, les événements étudiés étant encore largement méconnus du grand public. L’insurrection de 1947 constitue le point d’orgue de luttes commencées en 1895. Dès l’installation de l’administration coloniale, une résistance s’organise dans la clandestinité, notamment sous la forme de sociétés secrètes. Dans les années 1930, bien que les partis politiques soient toujours interdits, les syndicats, souvent très liés au Parti Communiste Français, sont quant à eux autorisés, et contribuent à porter le mouvement anticolonialiste. Cette prohibition dure jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale : les revendications indépendantistes sont alors plus fortes que jamais, et servent de socle commun à la fondation d’un parti. Si l’insurrection commence dès la fin du mois de mars 1947, c’est un jour de mai 1947 que surviennent les événements à proprement parler traumatiques. Petit à petit, l’armée française reprend possession de lieux stratégiques, et les indépendantistes se retrouvent acculés. Ce qui n’est pas maté, en revanche, ce sont les traumatismes des populations insurgées. C’est de cette commotion que naît la mémoire de cet évènement. Cependant, durant les 20 ou 25 années qui suivent, cette mémoire de l’insurrection se construit en silence, d’autant plus que les archives sont rapatriées en France juste après l’indépendance (1960), et deviennent donc pour ainsi dire inaccessibles aux Malgaches.
Comme M. Habran l’affirme à plusieurs reprises, la mémoire malgache de 1947 s’est construite sans accès aux archives, ce qui n’a pas empêché des initiatives pour créer et écrire l’histoire de 1947 d’émerger et de prendre leur essor. Ces dernières font l’objet d’interrogations et de recherches dans les années 1970, restant dans un premier temps introuvables sur place, alors que s’exprime de plus en plus le besoin d’écrire l’histoire de 1947, notamment de la part de la jeunesse. Bien que des documents circulent, c’est la consultation de la mémoire de témoins directs des événements, et non des archives, qui se confirme. S’il s’agit, pour les historiens, d’un palliatif, faute d’y avoir accès, c’est bien, pour la mémoire, un phénomène conscient d’exclusion des archives de la mémoire que l’on observe.
De plus, si l’on voit se développer une conscience de la grande valeur de la source orale, elle n’est suivie d’aucune conscience de sa valeur archivistique et, en conséquence, aucune méthode de collecte (transcription des entretiens, par exemple) n’est élaborée. Toutefois, 1987 apparaît comme un jalon, lorsqu’est dressé un état actuel des sources, tandis que parallèlement se fait jour la nécessité de procéder à des enquêtes orales car, le temps passant, les décès autant que les défaillances de la mémoire de chacun ne laissent pas de faire craindre des pertes mémorielles. Cette méthode présente, toutefois, d’autres difficultés, les acteurs de ces enquêtes n’ayant produit que des articles.
Ces résultats ont souffert, de plus, d’une forme de mépris de la part des chercheurs, qui tendaient à les considérer comme un archivage mémoriel ou mémoires-archives complémentaires des archives traditionnelles, et non comme des archives à part entières.
Les années 1990 marquent un tournant dans l’écriture de cette histoire. En effet, cette décennie porte l’espoir d’une ouverture des archives, les délais de communicabilité arrivant à expiration. Ainsi, en 1997 a lieu un colloque à Saint-Denis1, organisé par une association de gauche et le PCF sur les liens entre France et Afrique. Toutefois, d’autres problèmes se posent, notamment autour des archives de chercheurs, privées, parfois conservées par les familles après décès. On peut citer à titre d’exemple les archives privées de Pierre Boiteau, chargé de missions pour l’État français dans les années 1940, mais avant tout communiste et syndicaliste revendiqué. Jean Fremigacci l’a accusé d’avoir conservé de ces missions des documents officiels par-devers lui, sans avoir jamais eu accès à ce fonds, au demeurant privé, et composé essentiellement de papiers de nature privée. De plus, avant Giscard d’Estaing, faute d’instructions officielles, beaucoup d’agents publics ont eu tendance à considérer les archives qu’ils produisaient dans le cadre de leur fonction comme des archives personnelles. L’intérêt du fonds Boiteau est qu’il est devenu un objet de mémoire, et un objet controversé, alors même qu’il ne constitue pas une source d’importance pour 1947. La mémoire, par des caprices historiographiques, se fixe sur des fonds d’archives qui ne la concerne pas.
Dès lors, quelles solutions proposer pour résoudre l’ensemble de ces difficultés ? La numérisation, souvent avancée comme remède miracle, ne saurait être suffisante, n’étant pas un fonds prioritaire dans le chantier prévisionnel des Archives nationales d’Outre-Mer (ANOM). Les archives orales, en revanche, pourraient bien être la clé de la (ré)conciliation entre archives et mémoires, et entre histoire et mémoires. Produits par les archivistes ou les historiens pour être des archives, la réalisation de ces enregistrements audios est d’autant plus urgente que peu d’insurgés sont encore en vie. Les résultats obtenus constitueraient des ressources précieuses pour les uns comme pour les autres et l’occasion de réinterroger la pratique de l’archiviste, qui ne se positionnerait plus en aval de la production des archives, mais bien en amont, dès le projet de leur création et de production.
Durant le temps de questions avec le public, deux grandes interrogations ont émergé. La première portait sur la question des destructions et des restitutions d’archives malgaches par l’État français, notamment celles portant sur le massacre de Thiaroye en 1944. M. Habran, avec prudence, a répondu de façon claire qu’aucune restitution n’avait eu lieu et qu’il paraissait peu probable que des destructions aient eu lieu : pourquoi détruire ce qui était inaccessible, et ne représentait donc pas de danger ? La seconde portait sur l’existence d’une tension entre deux pôles : d’un côté, une version coloniale des événements, de l’autre une vision mythifiée de ces derniers. M. Habran, tout en s’accordant sur l’existence de ces deux facettes opposées, rappelle que la « vérité » des événements ne réside pas dans un « équilibre », un « juste milieu » à atteindre, mais que l’enjeu est plutôt d’en profiter pour étudier le phénomène de transmission de ces versions et donc de la mémoire.
Françafrique : des mémoires en quête d’archives ?
Jean-Pierre Bat, quant à lui, est actuellement diplomate, chargé de mission au Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie du Quai d’Orsay, après avoir été détaché comme chargé d’études documentaires au département de l’Exécutif et du Législatif des Archives nationales de 2011 à 2017 : il y a été responsable du « fonds Foccart », dont il a assuré, entre autres, le classement. Son intervention, « Françafrique : des mémoires en quête d’archives ? », partage avec la précédente, outre l’inscription au sein d’une même thématique, la focalisation sur une aire géographique commune.
M. Bat commence par poser, d’entrée de jeu, que les archives font l’objet d’une posture idéologique qui varie selon le régime. Une dialectique de positionnement est également à l’œuvre autour de la notion de Françafrique. Alors que ce terme évoquait le pacte colonial dans les années 1950, il a été détourné par des associations militantes (notamment Survie) dans les années 1990 pour dénoncer les exploitations politiques et économiques du continent.
Les archives, en l’occurrence, n’échappent pas à ces deux constructions. En effet, elles sont d’abord resituées dans un paysage mental construit sur la notion d’interdit lié à un effet de censure d’État très précoce. De cette parole bridée découle l’idée et la sensation de secret, qui s’est peu à peu muée en parfum de complot émanant d’une « radioactivité » des archives, c’est-à-dire d’une potentialité de conséquences néfastes et d’un danger à s’en approcher. Ce parfum de soupçon est tel qu’il biaise l’appréhension des archives lors de leur ouverture : il ne s’agit plus d’y faire des découvertes, mais d’y trouver ce que l’on croit déjà savoir. À cela s’ajoute, dans le cas du fonds Foccart, la dimension pour ainsi dire « sacrée » liée aux archives de l’Elysée (dans la droite ligne de la mise en archives du Trésor des chartes), qui en deviennent presque des reliques, complexifiant leur manipulation critique que les archivistes et les historiens doivent exécuter selon leurs méthodes respectives.
Ce faisceau d’idées n’a pas manqué d’influencer le parcours de ces archives, qu’il s’agisse de leur collecte, de leur transmission, de leur traitement, ou de la manière dont elles ont pu être reprises dans le processus de construction mémorielle.
D’une part, M. Bat est revenu sur les difficultés de reconstituer la manière dont ces archives, représentant 400 mètres linéaires, ont été transmises. En effet, et nous retrouvons ici l’importance de l’oralité évoquée dans l’exposé précédent, la traçabilité de ce travail d’un archiviste à l’autre se fait bien souvent par ce biais par-delà le fameux « dossier de fonds » que se transmettent les responsables de fonds. La connaissance de cette étape est cruciale pour comprendre un fonds, puisqu’il s’agit de savoir si c’est l’archiviste qui a altéré le fonds, si ce sont les conditions logistiques d’un versement parfois précipité ou si ce sont les producteurs eux-mêmes qui ont (dés)organisé ces archives. Le manque de documentation sur cette démarche de réflexivité des gestes patrimoniaux rend cette connaissance particulièrement difficile à atteindre. Pour la pallier, M. Bat a dû procéder à un travail de déconstruction par « unités stratigraphiques » des dossiers d’archives qui composent ce fonds – une méthode partagée, notamment, par Yann Potin. Toutefois, M. Bat a reconnu avoir bénéficié, pour son traitement, du déménagement à Pierrefitte qui, s’il a pu compliquer techniquement le chantier, lui a assuré le bénéfice de la salle de tri et d’un magasin de conservation aux normes professionnelles.
Une fois ce bilan établi, M. Bat a évoqué son expérience de traitement à proprement parler du fonds Foccart, qu’il a abordé avec la volonté de faire écho avec les travaux de ses collègues français et surtout africains – il a été l’élève de Saliou Mbaye, ancien directeur des Archives du Sénégal –, pour déterminer les effets de mémoires provoqués, mais aussi celle de prouver que les archives contemporaines permettent de faire de l’histoire et que la collecte, le classement et la valorisation étaient le fruit d’une démarche certes matérielle mais aussi intellectuelle. Cette perspective « à parts égales » entre l’historien et l’archiviste lui a permis de mener une investigation et d’aboutir à un état des lieux de la mémoire françafricaine qui ne prend plus seulement Paris pour centre du débat archivistique et mémoriel. Ce renversement de paradigme de la verticalité vers l’horizontalité est renforcé par le constat que les différentes archives des Républiques indépendantes ont été collectées de manière plus satisfaisante qu’il n’y paraît par de nombreuses Archives nationales africaines – au moins pour les premières années d’indépendance (Sénégal, Bénin, Côte d’Ivoire, Gabon, Madagascar, Mali, Guinée, etc). Au cours des décennies suivantes, les plans d’ajustement structurels des années 1980 ont cependant contribué à casser cette dynamique et les bonnes pratiques et politiques archivistiques. Mais un dialogue professionnel archivistique a été entretenu à l’initiative de Saliou Mbaye, tout particulièrement dans les années 1990 et 2000. Enfin, 2010 correspond à un moment d’étincelles, puisqu’elles correspondent aux cinquantenaires des indépendances africaines : un rendez-vous commémoratif riche de promesses à ne manquer pour aucun chercheur, qu’il soit historien ou archiviste, en somme. L’enjeu de traitement du fonds Foccart (achevé en 2015) s’est inscrit dans cette dynamique intellectuelle et professionnelle.
Toutefois, la notion de secret, posée dès l’introduction, a suivi plus concrètement le travail de M. Bat sur le fonds Foccart. Elle l’a conduit à se heurter à différents problèmes, à commencer par celui du classement, un fonds non classé de cette nature devenant un problème politique. D’autre part, il est confronté à la loi de 2008 (enjeux de dérogation avant les 50 ans). Cette dernière est, en effet, en contradiction avec la définition du secret établie par la loi de 2008 et avec le code du patrimoine.
Le secret semble donc constituer un espace de droit propre dans l’État de droit, dont il appartient aux historiens et aux archivistes de s’emparer, chacun à leur manière, dans une perspective proactive de co-construction à la fois des mémoires et des archives, qui ne peuvent avancer les unes dans les autres (cette dimension a été médiatisée depuis 2020 avec les recours des trois associations d’historiens et d’archivistes devant le Conseil d’Etat).
En définitive, les archives précèdent-elles les mémoires, ou les accompagnent-elles ? Pour M. Bat, c’est un effet de fusion permanent qui est à l’œuvre. Les mémoirchives, dit-il, sont alimentées par des appétits identitaires, notamment incarnés par des associations militantes, qui ont pour corolaire un goût du passé dont témoignent les réseaux sociaux, Facebook en tête, où sont postées de nombreuses images du passé. Ce type de pratique de réappropriation et de commémoration pose la question d’une dialectique, cette fois de la présence du passé dans le présent. Par les images, le public devient physiquement captif du mémoriel.
Dans le temps dévolu aux questions du public, M. Bat a d’abord été interrogé sur une éventuelle exploitation des sources orales de Jacques Foccart – paradoxe s’il en est, s’agissant de « l’homme qui ne parle pas ». Nous disposons de l’enregistrement sur dictaphone de son journal de l’Elysée à partir de 1965, constitué pour consigner pour l’histoire ses entretiens du soir en tête-à-tête avec de Gaulle puis Pompidou. Ces documents ont servi de sources pour l’édition sous forme de livres d’interviews de Foccart avec Philippe Gaillard2. Plus tard, une collection de cassettes du même journaliste a été collectée par les Archives nationales, et ont été intégrées au fonds Foccart.
M. Bat est ensuite brièvement revenu sur le rapport Stora. Bien que ses travaux actuels ne portent pas sur l’Algérie, il est d’avis que cet exercice s’inscrit dans le cadre d’une commande publique politique, d’une part, et, d’autre part, dans le cadre des positions affirmées par Benjamin Stora depuis les années 1990 (La Gangrène et l’oubli). Toutefois, la manière dont la question s’engage interroge le stéréotype selon lequel l’historien serait libre alors que l’archiviste serait serf : l’affaire Brigitte Laîné, qui a posé un cas de conscience professionnel et civique dans le cadre de l’affaire Papon, a déjà montré le rôle social et civique de l’archiviste (même si cette histoire a plutôt été refoulée dans les imaginaires professionnels).
À un auditeur l’interrogeant sur le rapport à la preuve que constituent les archives et à la pérennité de leur crédibilité, M. Bat a répondu en ces termes : « La mémoire se construit et se déconstruit. Le temps de conviction peut se déconstruire également, d’autant que la mémoire résonne plus avec l’actualité que le passé».
Au-delà de l’intérêt scientifique et archivistique intrinsèque de leurs communications, MM. Habran et Bat sont revenus sur le titre même de la journée d’étude, Mémoir(chives) : les archives donnent la parole à la mémoire, et plus particulièrement sur le terme de « mémoir(chives) » ou « mémoirchives ». Ce néologisme a été forgé pour l’événement dans le souci de formuler un titre à la fois synthétique, parlant, et incluant les deux notions principales abordées. Toutefois, ce sont les potentialités sémantiques du terme dont ils ont souligné l’intérêt : nouvelle typologie, à l’instar des archives fabriquées pour être des archives et dans une optique affichée de transmission de la mémoire, archives de la mémoire, des mémoires, documents vecteurs directs d’une mémoire, faisant écho aux réflexions de M. Habran sur les archives orales ou au programme 13-Novembre ? Une matière à réflexion en tous cas, qui témoigne de la fécondité des échanges occasionnés par un tel événement.
1 : ARZALIER Francis et Jean SURET-CANALE (dir.), Madagascar 1947, la tragédie oubliée. Actes du colloque AFASPA/université Paris VIII Saint-Denis. 9, 10, 11 octobre 1997, coédition Laterit/Mémoires de Madagascar, 1999.
2 : Foccart parle, entretiens avec Philippe Gaillard, Fayard, 1995.