La décolonisation, de l’accès aux archives à la construction des mémoires

Après avoir successivement questionné le sujet des rôles et coopérations des institutions liées à la mémoire, qu’il s’agisse de musées ou de lieux de mémoire, puis les évolutions et changements que certains événements et demandes mémorielles afférentes ont amené dans la pratique archivistique, le troisième et dernier axe de la journée d’étude a porté sur la question de l’accès aux archives et son importance dans la construction des mémoires. Une manière de boucler la boucle, en somme : la journée, qui s’était ouverte sur la notion de partage des archives, chère à Philippe Artières, s’est achevée sur cette question de la finalité des archives – pourquoi les conserver si elles ne peuvent être consultées ? 
Ce troisième axe, intitulé La décolonisation, de l’accès aux archives à la construction des mémoires, a été porté par deux intervenants qui, s’ils ont en commun leur formation chartiste, ont abordé leurs thématiques propres sous des angles différents.

Archives de l’insurrection, mémoires de 1947 : deux réalités inconciliables ?

Maxence Habran, élève à l’École nationale des Chartes, mène en parallèle de sa thèse d’école une thèse de doctorat à l’université Diderot-Paris VII sur les réseaux et mémoires de l’insurrection malgache de 1947. Son intervention, « Archives de l’insurrection, mémoires de 1947 : deux réalités inconciliables ? », s’est ouverte sur le constat que le cas malgache constitue un contre-exemple en matière de rapports entre écriture de l’histoire et construction des mémoires d’une part et accès aux archives « traditionnelles » (les archives papier institutionnelles) d’autre part. En effet, il a rappelé, dès son introduction, que la mémoire de l’insurrection a dû se construire sans ces dernières, à la fois inaccessibles du fait de leur rapatriement en France métropolitaine et de la méfiance qu’elles suscitent, entre suspicion de destructions volontaires ciblées, de falsification, et de doutes sur l’usage qu’en font les chercheurs.

La première partie de l’exposé a été consacrée à des rappels historiques, les événements étudiés étant encore largement méconnus du grand public. L’insurrection de 1947 constitue le point d’orgue de luttes commencées en 1895. Dès l’installation de l’administration coloniale, une résistance s’organise dans la clandestinité, notamment sous la forme de sociétés secrètes. Dans les années 1930, bien que les partis politiques soient toujours interdits, les syndicats, souvent très liés au Parti Communiste Français, sont quant à eux autorisés, et contribuent à porter le mouvement anticolonialiste. Cette prohibition dure jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale : les revendications indépendantistes sont alors plus fortes que jamais, et servent de socle commun à la fondation d’un parti. Si l’insurrection commence dès la fin du mois de mars 1947, c’est un jour de mai 1947 que surviennent les événements à proprement parler traumatiques. Petit à petit, l’armée française reprend possession de lieux stratégiques, et les indépendantistes se retrouvent acculés. Ce qui n’est pas maté, en revanche, ce sont les traumatismes des populations insurgées. C’est de cette commotion que naît la mémoire de cet évènement. Cependant, durant les 20 ou 25 années qui suivent, cette mémoire de l’insurrection se construit en silence, d’autant plus que les archives sont rapatriées en France juste après l’indépendance (1960), et deviennent donc pour ainsi dire inaccessibles aux Malgaches.

Comme M. Habran l’affirme à plusieurs reprises, la mémoire malgache de 1947 s’est construite sans accès aux archives, ce qui n’a pas empêché des initiatives pour créer et écrire l’histoire de 1947 d’émerger et de prendre leur essor. Ces dernières font l’objet d’interrogations et de recherches dans les années 1970, restant dans un premier temps introuvables sur place, alors que s’exprime de plus en plus le besoin d’écrire l’histoire de 1947, notamment de la part de la jeunesse. Bien que des documents circulent, c’est la consultation de la mémoire de témoins directs des événements, et non des archives, qui se confirme. S’il s’agit, pour les historiens, d’un palliatif, faute d’y avoir accès, c’est bien, pour la mémoire, un phénomène conscient d’exclusion des archives de la mémoire que l’on observe.

De plus, si l’on voit se développer une conscience de la grande valeur de la source orale, elle n’est suivie d’aucune conscience de sa valeur archivistique et, en conséquence, aucune méthode de collecte (transcription des entretiens, par exemple) n’est élaborée. Toutefois, 1987 apparaît comme un jalon, lorsqu’est dressé un état actuel des sources, tandis que parallèlement se fait jour la nécessité de procéder à des enquêtes orales car, le temps passant, les décès autant que les défaillances de la mémoire de chacun ne laissent pas de faire craindre des pertes mémorielles. Cette méthode présente, toutefois, d’autres difficultés, les acteurs de ces enquêtes n’ayant produit que des articles.

Ces résultats ont souffert, de plus, d’une forme de mépris de la part des chercheurs, qui tendaient à les considérer comme un archivage mémoriel ou mémoires-archives complémentaires des archives traditionnelles, et non comme des archives à part entières. 

Les années 1990 marquent un tournant dans l’écriture de cette histoire. En effet, cette décennie porte l’espoir d’une ouverture des archives, les délais de communicabilité arrivant à expiration. Ainsi, en 1997 a lieu un colloque à Saint-Denis1, organisé par une association de gauche et le PCF sur les liens entre France et Afrique. Toutefois, d’autres problèmes se posent, notamment autour des archives de chercheurs, privées, parfois conservées par les familles après décès. On peut citer à titre d’exemple les archives privées de Pierre Boiteau, chargé de missions pour l’État français dans les années 1940, mais avant tout communiste et syndicaliste revendiqué. Jean Fremigacci l’a accusé d’avoir conservé de ces missions des documents officiels par-devers lui, sans avoir jamais eu accès à ce fonds, au demeurant privé, et composé essentiellement de papiers de nature privée. De plus, avant Giscard d’Estaing, faute d’instructions officielles, beaucoup d’agents publics ont eu tendance à considérer les archives qu’ils produisaient dans le cadre de leur fonction comme des archives personnelles. L’intérêt du fonds Boiteau est qu’il est devenu un objet de mémoire, et un objet controversé, alors même qu’il ne constitue pas une source d’importance pour 1947. La mémoire, par des caprices historiographiques, se fixe sur des fonds d’archives qui ne la concerne pas.

Dès lors, quelles solutions proposer pour résoudre l’ensemble de ces difficultés ? La numérisation, souvent avancée comme remède miracle, ne saurait être suffisante, n’étant pas un fonds prioritaire dans le chantier prévisionnel des Archives nationales d’Outre-Mer (ANOM). Les archives orales, en revanche, pourraient bien être la clé de la (ré)conciliation entre archives et mémoires, et entre histoire et mémoires. Produits par les archivistes ou les historiens pour être des archives, la réalisation de ces enregistrements audios est d’autant plus urgente que peu d’insurgés sont encore en vie. Les résultats obtenus constitueraient des ressources précieuses pour les uns comme pour les autres et l’occasion de réinterroger la pratique de l’archiviste, qui ne se positionnerait plus en aval de la production des archives, mais bien en amont, dès le projet de leur création et de production. 

Durant le temps de questions avec le public, deux grandes interrogations ont émergé. La première portait sur la question des destructions et des restitutions d’archives malgaches par l’État français, notamment celles portant sur le massacre de Thiaroye en 1944. M. Habran, avec prudence, a répondu de façon claire qu’aucune restitution n’avait eu lieu et qu’il paraissait peu probable que des destructions aient eu lieu : pourquoi détruire ce qui était inaccessible, et ne représentait donc pas de danger ? La seconde portait sur l’existence d’une tension entre deux pôles : d’un côté, une version coloniale des événements, de l’autre une vision mythifiée de ces derniers. M. Habran, tout en s’accordant sur l’existence de ces deux facettes opposées, rappelle que la « vérité » des événements ne réside pas dans un « équilibre », un « juste milieu » à atteindre, mais que l’enjeu est plutôt d’en profiter pour étudier le phénomène de transmission de ces versions et donc de la mémoire.

Françafrique : des mémoires en quête d’archives ?

Jean-Pierre Bat, quant à lui, est actuellement diplomate, chargé de mission au Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie du Quai d’Orsay, après avoir été détaché comme chargé d’études documentaires au département de l’Exécutif et du Législatif des Archives nationales de 2011 à 2017 : il y a été responsable du « fonds Foccart », dont il a assuré, entre autres, le classement. Son intervention, « Françafrique : des mémoires en quête d’archives ? », partage avec la précédente, outre l’inscription au sein d’une même thématique, la focalisation sur une aire géographique commune.

M. Bat commence par poser, d’entrée de jeu, que les archives font l’objet d’une posture idéologique qui varie selon le régime. Une dialectique de positionnement est également à l’œuvre autour de la notion de Françafrique. Alors que ce terme évoquait le pacte colonial dans les années 1950, il a été détourné par des associations militantes (notamment Survie) dans les années 1990 pour dénoncer les exploitations politiques et économiques du continent. 

Les archives, en l’occurrence, n’échappent pas à ces deux constructions. En effet, elles sont d’abord resituées dans un paysage mental construit sur la notion d’interdit lié à un effet de censure d’État très précoce. De cette parole bridée découle l’idée et la sensation de secret, qui s’est peu à peu muée en parfum de complot émanant d’une « radioactivité » des archives, c’est-à-dire d’une potentialité de conséquences néfastes et d’un danger à s’en approcher. Ce parfum de soupçon est tel qu’il biaise l’appréhension des archives lors de leur ouverture : il ne s’agit plus d’y faire des découvertes, mais d’y trouver ce que l’on croit déjà savoir. À cela s’ajoute, dans le cas du fonds Foccart, la dimension pour ainsi dire « sacrée » liée aux archives de l’Elysée (dans la droite ligne de la mise en archives du Trésor des chartes), qui en deviennent presque des reliques, complexifiant leur manipulation critique que les archivistes et les historiens doivent exécuter selon leurs méthodes respectives.

Ce faisceau d’idées n’a pas manqué d’influencer le parcours de ces archives, qu’il s’agisse de leur collecte, de leur transmission, de leur traitement, ou de la manière dont elles ont pu être reprises dans le processus de construction mémorielle. 

D’une part, M. Bat est revenu sur les difficultés de reconstituer la manière dont ces archives, représentant 400 mètres linéaires, ont été transmises. En effet, et nous retrouvons ici l’importance de l’oralité évoquée dans l’exposé précédent, la traçabilité de ce travail d’un archiviste à l’autre se fait bien souvent par ce biais par-delà le fameux « dossier de fonds » que se transmettent les responsables de fonds. La connaissance de cette étape est cruciale pour comprendre un fonds, puisqu’il s’agit de savoir si c’est l’archiviste qui a altéré le fonds, si ce sont les conditions logistiques d’un versement parfois précipité ou si ce sont les producteurs eux-mêmes qui ont (dés)organisé ces archives. Le manque de documentation sur cette démarche de réflexivité des gestes patrimoniaux rend cette connaissance particulièrement difficile à atteindre. Pour la pallier, M. Bat a dû procéder à un travail de déconstruction par « unités stratigraphiques » des dossiers d’archives qui composent ce fonds – une méthode partagée, notamment, par Yann Potin. Toutefois, M. Bat a reconnu avoir bénéficié, pour son traitement, du déménagement à Pierrefitte qui, s’il a pu compliquer techniquement le chantier, lui a assuré le bénéfice de la salle de tri et d’un magasin de conservation aux normes professionnelles.

Une fois ce bilan établi, M. Bat a évoqué son expérience de traitement à proprement parler du fonds Foccart, qu’il a abordé avec la volonté de faire écho avec les travaux de ses collègues français et surtout africains – il a été l’élève de Saliou Mbaye, ancien directeur des Archives du Sénégal –, pour déterminer les effets de mémoires provoqués, mais aussi celle de prouver que les archives contemporaines permettent de faire de l’histoire et que la collecte, le classement et la valorisation étaient le fruit d’une démarche certes matérielle mais aussi intellectuelle.  Cette perspective « à parts égales » entre l’historien et l’archiviste lui a permis de mener une investigation et d’aboutir à un état des lieux de la mémoire françafricaine qui ne prend plus seulement Paris pour centre du débat archivistique et mémoriel. Ce renversement de paradigme de la verticalité vers l’horizontalité est renforcé par le constat que les différentes archives des Républiques indépendantes ont été collectées de manière plus satisfaisante qu’il n’y paraît par de nombreuses Archives nationales africaines – au moins pour les premières années d’indépendance (Sénégal, Bénin, Côte d’Ivoire, Gabon, Madagascar, Mali, Guinée, etc). Au cours des décennies suivantes, les plans d’ajustement structurels des années 1980 ont cependant contribué à casser cette dynamique et les bonnes pratiques et politiques archivistiques. Mais un dialogue professionnel archivistique a été entretenu à l’initiative de Saliou Mbaye, tout particulièrement dans les années 1990 et 2000. Enfin, 2010 correspond à un moment d’étincelles, puisqu’elles correspondent aux cinquantenaires des indépendances africaines : un rendez-vous commémoratif riche de promesses à ne manquer pour aucun chercheur, qu’il soit historien ou archiviste, en somme. L’enjeu de traitement du fonds Foccart (achevé en 2015) s’est inscrit dans cette dynamique intellectuelle et professionnelle.

Toutefois, la notion de secret, posée dès l’introduction, a suivi plus concrètement le travail de M. Bat sur le fonds Foccart. Elle l’a conduit à se heurter à différents problèmes, à commencer par celui du classement, un fonds non classé de cette nature devenant un problème politique. D’autre part, il est confronté à la loi de 2008 (enjeux de dérogation avant les 50 ans). Cette dernière est, en effet, en contradiction avec la définition du secret établie par la loi de 2008 et avec le code du patrimoine. 

Le secret semble donc constituer un espace de droit propre dans l’État de droit, dont il appartient aux historiens et aux archivistes de s’emparer, chacun à leur manière, dans une perspective proactive de co-construction à la fois des mémoires et des archives, qui ne peuvent avancer les unes dans les autres (cette dimension a été médiatisée depuis 2020 avec les recours des trois associations d’historiens et d’archivistes devant le Conseil d’Etat). 

En définitive, les archives précèdent-elles les mémoires, ou les accompagnent-elles ? Pour M. Bat, c’est un effet de fusion permanent qui est à l’œuvre. Les mémoirchives, dit-il, sont alimentées par des appétits identitaires, notamment incarnés par des associations militantes, qui ont pour corolaire un goût du passé dont témoignent les réseaux sociaux, Facebook en tête, où sont postées de nombreuses images du passé. Ce type de pratique de réappropriation et de commémoration pose la question d’une dialectique, cette fois de la présence du passé dans le présent. Par les images, le public devient physiquement captif du mémoriel. 

Dans le temps dévolu aux questions du public, M. Bat a d’abord été interrogé sur une éventuelle exploitation des sources orales de Jacques Foccart – paradoxe s’il en est, s’agissant de « l’homme qui ne parle pas ». Nous disposons de l’enregistrement sur dictaphone de son journal de l’Elysée à partir de 1965, constitué pour consigner pour l’histoire ses entretiens du soir en tête-à-tête avec de Gaulle puis Pompidou. Ces documents ont servi de sources pour l’édition sous forme de livres d’interviews de Foccart avec Philippe Gaillard2. Plus tard, une collection de cassettes du même journaliste a été collectée par les Archives nationales, et ont été intégrées au fonds Foccart.

M. Bat est ensuite brièvement revenu sur le rapport Stora. Bien que ses travaux actuels ne portent pas sur l’Algérie, il est d’avis que cet exercice s’inscrit dans le cadre d’une commande publique politique, d’une part, et, d’autre part, dans le cadre des positions affirmées par Benjamin Stora depuis les années 1990 (La Gangrène et l’oubli). Toutefois, la manière dont la question s’engage interroge le stéréotype selon lequel l’historien serait libre alors que l’archiviste serait serf : l’affaire Brigitte Laîné, qui a posé un cas de conscience professionnel et civique dans le cadre de l’affaire Papon, a déjà montré le rôle social et civique de l’archiviste (même si cette histoire a plutôt été refoulée dans les imaginaires professionnels).

À un auditeur l’interrogeant sur le rapport à la preuve que constituent les archives et à la pérennité de leur crédibilité, M. Bat a répondu en ces termes : « La mémoire se construit et se déconstruit. Le temps de conviction peut se déconstruire également, d’autant que la mémoire résonne plus avec l’actualité que le passé»

Au-delà de l’intérêt scientifique et archivistique intrinsèque de leurs communications, MM. Habran et Bat sont revenus sur le titre même de la journée d’étude, Mémoir(chives) : les archives donnent la parole à la mémoire, et plus particulièrement sur le terme de « mémoir(chives) » ou « mémoirchives ». Ce néologisme a été forgé pour l’événement dans le souci de formuler un titre à la fois synthétique, parlant, et incluant les deux notions principales abordées. Toutefois, ce sont les potentialités sémantiques du terme dont ils ont souligné l’intérêt : nouvelle typologie, à l’instar des archives fabriquées pour être des archives et dans une optique affichée de transmission de la mémoire, archives de la mémoire, des mémoires, documents vecteurs directs d’une mémoire, faisant écho aux réflexions de M. Habran sur les archives orales ou au programme 13-Novembre ? Une matière à réflexion en tous cas, qui témoigne de la fécondité des échanges occasionnés par un tel événement.

1 : ARZALIER Francis et Jean SURET-CANALE (dir.), Madagascar 1947, la tragédie oubliée. Actes du colloque AFASPA/université Paris VIII Saint-Denis. 9, 10, 11 octobre 1997, coédition Laterit/Mémoires de Madagascar, 1999.

2 : Foccart parle, entretiens avec Philippe Gaillard, Fayard, 1995.

Nouveaux objets et pratiques réinterrogées : l’archiviste face au traumatique

La matinée s’est achevée par des discussions relatives au traitement de la question mémorielle de la Seconde Guerre mondiale au cours desquelles l’importance des formes de collaboration entre musées et centres d’archives a été soulignée dans l’intérêt de la construction et de la transmission des mémoires. Au cours de cette première partie, les difficultés auxquelles chercheurs et institutions patrimoniales, notamment, peuvent se heurter dans leurs traitements de la mémoire ont été évoquées ; cette tâche nécessite de s’ouvrir sur une grande diversité de sources et par conséquent de faire appel à des partenaires pour partager des expertises différentes. 

Nous allons continuer à explorer les formes d’appropriation des traces du passé avec la première thématique de l’après-midi qui s’articule autour d’évènements plus récents, voire actuels. Les deux interventions autour desquelles se structurent ce premier axe portent sur deux projets de collectes d’archives singuliers : le premier s’attachant à conserver les traces du phénomène de recueillement collectif et de constitution de mémoriaux éphémères qui ont vu le jour après les attentats de novembre 2015 en France, et à Paris notamment ; le second a été lancé pendant le confinement du printemps dernier à l’appel d’historiens, sociologues et archivistes, pour collecter la mémoire de ce moment de notre histoire.  

« Archiver l’éphémère ? Le cas parisien des hommages aux victimes du 13 novembre 2015 » par Mathilde Pintault (responsable de collecte aux Archives de Paris)

Mathilde Pintault ouvre son propos en rappelant les fonctions des archives comme sources qui alimentent l’histoire ainsi que la mémoire, que celle-ci soit personnelle, familiale ou collective. Le rôle de l’archiviste est de collecter des documents qui peuvent être considérés comme historiques, patrimoniaux, ou bien répondant à des besoins administratifs ou juridiques, et de les restituer en documentant leur contexte de production. Bien que la pratique professionnelle des archivistes soit encadrée par des textes règlementaires, régulant les opérations de collecte notamment, ceux-ci ne peuvent couvrir toutes les situations auxquelles l’archiviste fait face au quotidien, ni prévoir les « objets archivistiques non-identifiés » auxquels il peut être confronté. 

Au lendemain des attentats, le sociologue Gérôme Truc – chargé de recherche au CNRS et membre de l’Institut des Sciences sociales du politique – a alerté la Ville de Paris sur l’importance de procéder à la collecte des documents déposés sur les mémoriaux, sources inestimables pour les chercheurs s’intéressant aux réactions post-attentats. La collecte a débuté en décembre 2015 pour prendre fin en mai 2016. Les commémorations qui ont eu lieu au mois de novembre suivant ont engendré de nouveaux dépôts, en particulier devant le Bataclan, et donné lieu à une dernière opération de collecte. 

Cette collecte a pris place dans un contexte général marqué par une forte charge émotionnelle, une période d’« engrenage mémoriel » dépassant le cadre habituel de telles opérations (enjeu politique, médiatique…). Il s’agissait en effet, dans une ambiance générale de sidération, d’agir pour permettre aux commerces de rouvrir, de rendre l’espace public aux habitants des quartiers en question. Chaque opération contribuait à réduire l’emprise des mémoriaux, sans les faire disparaitre pour autant. 

D’autres collectes de ce type ont eu lieu, au cours de ces dernières années, en France et à l’étranger. Si des discussions ont eu lieu entre les archivistes concernés, les collectes n’ont pas pour autant été uniformisées, ce qui démontre qu’il n’y a pas de solution unique pour ces opérations de collectes inédites. Les Archives de Paris ont collecté tous les documents qui étaient en état de l’être (au total, 7 700 documents). Un échantillon d’objets signifiants, que ce soit dans leur forme ou par le message écrit qu’ils incarnaient, ont été déposés au musée Carnavalet, mais le reste a été détruit. 

Mathilde Pintault a ensuite présenté la chronologie des opérations de classement, de conditionnement, de communication puis de valorisation qui ont rythmé ce projet. Tout d’abord, elle a rappelé que l’une des préoccupations des Archives de Paris a été de conserver au mieux l’agencement initial des documents (classement par lieu et date de collecte). De plus, il a été décidé de ne pas faire de restauration particulière pour conserver la trace du vécu de ces documents, entassés dans les rues parisiennes.

Du reste, ce traitement a été très documenté avec des photos et notes prises tout au long des différentes phases de travail des archivistes, confrontés à un matériau qui ne rentrait pas dans les cases habituellement prévues pour les archives.  La question de savoir si le matériau traité était bien des archives n’a eu de cesse d’occuper les pensées de celles et ceux qui s’y sont attelés. Que ce soit à Rennes, à Toulouse ou à Paris, les approches n’ont pas été les mêmes et chacun s’est plus ou moins affranchi de certaines règles archivistiques. Par exemple, les Archives de Paris ont décidé de numériser, mettre en ligne et indexer le contenu des documents un à un, ce qui permet aujourd’hui de faire des recherches extrêmement fines. 

Plusieurs projets de valorisation ont également vu le jour, notamment de petites expositions ou publications dédiées (exposition aux Archives de Paris pour  les Journées européennes du patrimoine de 2016, publication de l’ouvrage Je suis Paris en novembre 2016, publication du n° 250 de la Gazette des Archives intitulé « Mise en archives des réactions post-attentats : enjeux et perspectives » ou encore Les mémoriaux du 13 novembre, ouvrage coordonné par Gérôme Truc et Sarah Gensburger, en octobre 2020. En outre, ces archives sont en grande partie librement communicables et réutilisables, et peuvent être mises à disposition des musées qui souhaiteraient les exposer ; l’équipe du projet de musée-mémorial des sociétés face au terrorisme s’est rapprochée des Archives de Paris pour établir un partenariat. Par ailleurs, certains documents devaient être exposés au printemps 2020 au mémorial du 11 septembre, à New York, mais ce projet a été reporté. 

En conclusion, Mathilde Pintault rappelle que la différence principale de ce projet de collecte est que les documents collectés sont, par essence, déjà des objets de mémoire. Habituellement, les archives le deviennent par le biais de la recherche. Mais quel avenir attend ces « archives » alors que la consultation des hommages numérisés reste extrêmement marginale ? Comment les citoyens voudront, dans le futur, commémorer ces évènements ? Quel usage fait-on de ces objets mémoriels une fois que les mémoriaux ont été démantelés ? Ces documents vont-ils rester des objets mémoriels, devenir des objets d’histoire, ou réintégrer des mémoriaux permanents ? Ces questions restent ouvertes…

« Quand le métier d’archiviste bascule dans la fabrique d’archives. Réflexion autour de la mémoire de la crise sanitaire Covid-19 » Marie-Anne Chabin (professeure associée, Université Paris 8)

Dans son introduction, Marie-Anne Chabin s’attache également à définir le métier d’archiviste. Celui-ci peut certes se préciser par ses missions principales (les « 4 C » : collecter, classer, conserver et communiquer), mais ne serait-il pas plus approprié de le définir principalement par les documents qu’il archive ? Traditionnellement, les archives sont avant tout les traces d’une activité dont la finalité n’est pas la production d’archives en soi, mais la matérialisation des décisions qui impactent notre société. Or, de plus en plus de projets de collectes d’autres archives, tel celui des attentats du 13 novembre 2015, ou celui de la collecte des « Mémoires de confinement » lancé au printemps 2020, voient le jour. 

Pour Marie-Anne Chabin, ces projets s’inscrivent en partie dans une forme de continuité qui caractérise le monde des archives depuis une quarantaine d’années au sein duquel un décalage de plus en plus important se creuse entre les pratiques des archivistes et les objets qu’ils collectent. Ce nouveau phénomène est celui des « archives créées pour être des archives ». Elle rappelle à ce titre le colloque des Archives de l’Université catholique de Louvain qui, en 2018, s’intitulait « Archiver le temps présent. Les fabriques alternatives d’archives » où il était également question de la notion de « fabrique d’archives » laissant apparaître quelque chose de nouveau et accentuer ainsi certaines tendances qui consistent à ouvrir des chantiers de fabrique alternative d’archives. En s’appuyant sur les propos de B. M. Watson « Please stop calling things archives [Arrêtez de tout appeler archives] » publiés en ligne le 22 janvier dernie, Marie-Anne Chabin illustre les « abus de langage » du mot archive qui est employé dans le cadre de certains projets de collectes de documents qui sont assez différents  des documents d’archives traditionnels.

Du reste, quelles sont finalement les « archives de la pandémie de Covid-19 » ? Alors que certains appelaient en 2020 à ce que les mémoires individuelles du vécu de cette épisode de notre histoire soient sauvegardées dans l’immédiateté pour les générations futures, Marie-Anne Chabin pointe du doigt dans son développement les archives qui, d’après elle, devraient sans doute attirer davantage l’attention : celles des grandes décisions politiques qui ont été prises – et qui continuent d’être annoncées. Comment ont-elles été prises ? Sur quelles archives peut-on s’appuyer pour les étudier ? Les décisions gouvernementales au même titre que les méthodes de prise de décision doivent pouvoir être documentées. Ce sujet, fondamental pour le futur, devrait, selon Marie-Anne Chabin, amener la communauté archivistique à se saisir de ces questions, primordiales pour l’avenir du métier. En outre, d’une manière générale, ces problématiques mettent en évidence la nécessité de développer non seulement l’enseignement théorique, mais surtout l’application pratique des règles du Records Management dans la gestion de l’information numérique et des données à risque. Marie-Anne Chabin interpelle et pose la nécessité d’une prise de conscience profonde de la part du monde professionnel, mais aussi étudiant, de la gestion des archives en France, en mettant en exergue l’importance de se saisir de ces sujets pour porter un regard critique sur l’archivage décisionnel. Parler des choses secrètes ce n’est pas les dévoiler, c’est en prendre conscience.

Dans une société marquée par la hâte, la notion du temps est une caractéristique des archives, et mériterait un débat plus approfondi surtout de la part des professionnels de ce domaine qui ne devraient pas se laisser guider par l’immédiateté. Les pratiques de collecte mises en place pour les journaux de confinement du Covid-19 doivent poser la question du futur du métier d’archiviste, alors que ce dernier est effacé dans les médias. Pour Marie-Anne Chabin, la conséquence de cet état de fait est la mise en place progressive d’une archivistique P.I.E (Publiée, Immédiate, Emotionnelle). En 2050, l’histoire se fera-t-elle avec les émotions ? 

Il faut se projeter vers demain : qu’est-ce que les historiens demanderont aux archivistes dans 50 ans ? En conclusion, il faut que les gens du métier mettent davantage en avant leurs pratiques pour faire avancer la réflexion générale du rôle des archivistes et de la fonction des archives. Il faut que les archivistes, acteurs de la réflexion des sciences humaines et sociales, assument un discours qui ne les dessert pas tout en s’adaptant aux évènements et aux nouvelles technologies qui permettent de produire autrement et qui modifient les traces et inscriptions du présent.

À travers l’exemple de ces projets de sauvegarde mémorielle d’épisodes traumatiques récents ou actuels – les attentats du 13 novembre 2015 ou la pandémie de Covid-19 – les archivistes s’engagent dans une voie qui les amène à mettre en application des méthodes d’archivage parfois en décalage par rapport aux canons de leur métier. Ces initiatives, pouvant remettre en question certains aspects des pratiques-métiers de l’archiviste, sont-elles temporaires ou bien annonciatrices de changements plus profonds ? À nous maintenant, étudiantes et étudiants en gestion des archives, de prendre conscience de ces nouveaux défis et de réussir à nous affranchir de pratiques archivistiques parfois dogmatiques tout en nous adaptant à de nouvelles méthodes. 

Archives et musées, archives en musées : une complémentarité au service de la demande mémorielle

Après la conférence inaugurale de Philippe Artières, la journée d’étude commence avec un premier axe consacré aux liens entretenus entre archives, musées et lieux de mémoire. Cet axe se concentre sur la Seconde Guerre mondiale avec deux interventions : l’une de Sylvie Zaidman, directrice du musée de la Libération de Paris – musée du général Leclerc – musée Jean Moulin ; l’autre de Jean-Baptiste Romain et Sandra Pain, respectivement directeur et chargée de valorisation scientifique et culturelle aux Hauts lieux de la mémoire nationale en Île-de-France (HLMN Idf). Un premier temps portant sur les musées d’histoire de la Seconde Guerre Mondiale suivit d’un second sur un lieu de mémoire, le Mont-Valérien. 

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La conférence inaugurale : « Partager les archives »

C’est en tant que chercheur doté d’une expérience de trente ans que Philippe Artières a pris la parole pour ouvrir le bal des interventions. Il a pu observer, durant ce laps de temps, les changements de paysage et l’évolution des rapports entre les historiens et des acteurs du patrimoine, tels que les archivistes. D’un simple usager des archives, l’historien et chercheur est peu à peu devenu complice et a été associé au travail, non pas d’archivage, mais de repérage, d’identification et de valorisation. Il veut par son intervention rappeler comment les années 1990 ont marqué le début du rapprochement entre les sphères archivistique et historienne, en particulier dans le cadre des archives privées.


Exhumer

Dans sa première partie, intitulée « exhumer », Philippe Artières met d’abord en avant l’initiative de Philippe Lejeune, un chercheur issu du milieu littéraire, de créer, au début des années 1990, une association de loi 1901 pour « la défense du patrimoine autobiographique » qui repose sur la notion des « ego-documents ». L’idée est qu’à côté des archives publiques il existe des archives privées, déjà comprises dans la loi de 1979, qui émanent de personnes anonymes mais qui ne sont pas collectées. En associant ces personnes, on les fait devenir acteurs et producteurs d’archives : il ne s’agit plus seulement d’archives du pouvoir. L’association se propose de faire l’archivage des documents issus de l’écriture de soi, mais Philippe Artières insiste tout particulièrement sur le fait que l’opération d’archivage effectuée par l’association ne se résume pas seulement au classement et à la conservation : c’est également, et surtout, lire et transmettre, puisque le projet repose sur la mise en commun. Il rappelle également que le « partage des archives » est en réalité une tautologie puisque par définition, les archives sont des biens communs.

Le projet se fait dans un rapport plutôt conflictuel avec un certain nombre d’archivistes, mais il sert également à irriguer d’autres initiatives en associant chercheurs et usagers. Or, nous dit Philippe Artières, ces personnes qui écrivent journaux, autobiographies et mémoires s’inquiètent du devenir de leurs papiers et de ne pas laisser de traces, d’autant plus qu’avoir des archives constitue un élément de distinction sociale. Ce constat met en exergue une anomalie dans la patrimonialisation d’alors et en cela c’est une sorte de revendication de la part des personnes anonymes. Cela a pu susciter des réactions contestataires qui s’interrogeaient sur la place des archives littéraires dans les archives publiques et sur l’éventuelle dépossession des auteurs et producteurs de leurs propres archives. Pour répondre à ces questions, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) propose un partage limité, puisque le producteur a toujours un certain pouvoir sur ces documents. Cela souligne bien que partager les archives, c’est aussi se poser la question de qui les partage, de quelles archives sont partagées, avec qui, et comment.

Le cas des écrits des malades atteints du VIH est également significatif dans la perspective qui est la nôtre. Le contexte ne permettait pas de garder toute la mémoire, même si les Archives nationales ont grandement contribué à la collecte d’archives, en particulier d’associations. Cependant, les archives des victimes décédées, conservées par les proches, la famille ou le compagnon, étaient encore une fois mises à l’écart, ce qui a poussé à la création de l’association Sida-mémoires. Philippe Artières souligne ici le fait que le partage de ces archives grâce à ces institutions et associations peut être utilisé pour faire entrer, au sein de leurs collections, des documents qui n’avaient pas fonction à être archivés. Il soutient ensuite que le partage peut être imprégné d’une certaine violence, notamment lorsqu’une personne ou des documents relatifs à une personne sont archivés contre sa volonté, en prenant l’exemple du fonds Lacassagne et des photographies d’hommes tatoués prises par Bertillon.

Incarner


La seconde partie de l’intervention portait sur une autre manière de partager les archives, celle qui passe par leur incarnation. Durant la période 1990-2010, de nouveaux acteurs entrent dans le monde des archives : les artistes, aussi bien issus des arts dramatiques que de l’art contemporain. Si l’intérêt est fort, il ne suffit pas pour gommer les incompréhensions et malentendus vis-à-vis de la définition des archives qui peuvent découler de ce nouveau rapport complexe. Néanmoins, cette arrivée favorise l’importation des pratiques artistiques au sein des pratiques historiennes, permettant ainsi de repenser les modalités de partage. Il peut s’avérer que, dans certaines familles, des documents soient mis de côté dans un grenier, et redécouverts bien plus tard, et on peut donc supposer que ces documents n’ont jamais été partagés. C’est dans cette position que s’est un jour retrouvé Philippe Artières, lorsqu’il a un jour fait la découverte des archives de son grand-oncle jésuite assassiné à Rome en 1925, Paul Gény. Il s’en empare alors et tente de les partager en s’inspirant des nouvelles pratiques évoquées : il joue alors la reconstitution du meurtre à partir des récits dans les lettres.



Exposer


Enfin, la communication s’est terminée sur l’exposition comme forme de partage, avec cette idée, déjà présente avec l’incarnation des archives, qu’il reste problématique pour certains objets à tel point qu’il peut être mis en échec. En effet le partage suppose des horizons d’attente qui ne sont pas forcément ceux de nos contemporains. Philippe Artières prend l’exemple d’une exposition qui s’est tenue fin 2016 à Cherbourg, sur la mutinerie de 1971 dans la prison d’Attica à New-York. L’initiative consistait à exposer près de deux-cents pièces, principalement photographiques, conservées par l’avocate des mutins. Le simple fait d’exposer consiste, en l’occurrence, à faire mémoire et à constituer ces images en reliques. L’exposition, menée avant l’affaire George Floyd et l’explosion de la visibilité des violences infligées à la communauté noire, a été un échec dans la mesure où elle a laissé indifférentes les institutions patrimoniales.


Enfin, pour finir, l’intervenant est revenu sur une exposition des Archives nationales à l’hôtel de Soubise en 2018, et notamment sur une vitrine des renseignements généraux. La scénographie de celle-ci s’est avérée être un véritable casse-tête technique puisque la vitrine regroupait environ 150 pièces sur trois niveaux avec des questions d’éclairages très complexes. L’idée qui ressort ici est que partager les archives, c’est avant tout les mettre ensemble. Philippe Artières finit par mettre l’accent sur la différence entre le partage des archives du pouvoir, qui ont vocation à être publiques, et des archives plus personnelles : il s’agit ici de partager le commun des archives, c’est-à-dire leur nature même et casser l’idée du secret non pas en pacifiant les mémoires mais en les complexifiant.

Dans le temps imparti aux questions, Philippe Artières revient sur le cadre juridique qui entoure le recueil par l’APA de ce type d’archives autobiographiques, notamment pour les personnes décédées. Il s’agissait, au départ, de contrats de dépôt avec les ayants droits, mais aujourd’hui nous parlons principalement de legs et de dons, les associations devenant propriétaires des archives mais jamais éditrices pour s’affranchir de futurs problèmes. Enfin, sur la question de la part fictionnelle de la mémoire et de l’influence du mouvement autobiographique, Philippe Artières souligne que les autobiographies et les récits à la première personne ne signifient pas nécessairement fiction : les archives personnelles comme autobiographiques n’ont pas un rapport à la fiction plus grand que les archives d’un juge dans son activité.